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Les Suisses sont-ils schizophrènes ?

Mis en ligne le 23.04.2015 à 08:44

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Philippe Kenel

On peut se poser la question. En effet, à la lecture de l’excellent livre de Pierre-André Taguieff « La revanche du nationalisme – Néopopulistes et xénophobes à l’assaut de l’Europe », on constate que la montée en puissance du nationalisme en Europe, avec le populisme comme rhétorique et style politique, repose notamment sur la peur de l’islamisation de la société et de l’Union européenne, le sentiment que le peuple manque de pouvoir et la crainte de l’immigration. Il l’exprime en ces termes « Le « populisme » comme rhétorique et style politique nous a caché le nationalisme qu’on croyait mort ou agonisant. Sa renaissance peut être comprise en partie comme un effet pervers de l’intégration européenne. Mais l’europhobie ne produit du nationalisme qu’à la condition d’être couplé avec la hantise d’une immigration invasion ».

Or, on constate que le même phénomène se produit en Suisse alors que les causes mentionnées ci-dessus n’y existent pas. La société suisse ne s’est pas islamisée comme celle de nos voisins, notamment la France ou la Belgique, nous ne sommes pas membre de l’Union européenne, la démocratie directe met le peuple sur un trône et la Suisse ne connaît pas d’immigration massive.

Le fait que l’UDC ait pu devenir le premier parti de Suisse alors que les causes mentionnées ci-dessus permettant à un courant nationaliste d’émerger en Europe n’existent pas dans notre pays sont multiples. Outre le fait que l’UDC a pu compter sur l’intelligence, le charisme et les moyens financiers de Christophe Blocher, deux raisons helvético-suisses à cette émergence d’un courant nationaliste méritent d’être soulignées.

Tout d’abord, l’UDC a pu compter sur un cocktail explosif dont les principaux ingrédients sont les relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne et la libre circulation des personnes. En effet, dans le cadre d’un débat plus général sur l’adhésion ou la participation d’un pays à l’Union européenne ou à l’Espace Economique Européen, la question de la libre circulation des personnes n’est que l’un des sujets parmi d’autres. Or, vu que l’un des objets essentiels des relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne est la question de la libre circulation des personnes, l’UDC a pu créer un lien entre immigration et Europe et lier la question de l’intégration européenne à celle de la peur de l’immigration. La recette de la victoire des initiants le 9 février 2014 a sans doute été de frapper de plein fouet les bilatérales entre notre pays et l’Union européenne en jouant sur la peur d’un risque d’immigration non européenne, qui comme je l’exposerai ci-dessous, est imaginaire.

En second lieu, l’ascension de l’UDC a fortement été facilitée par le fait que ses opposants n’ont pas osé expliquer au peuple suisse la réalité de la politique migratoire suisse. Je me souviens que dans les années 1990, lorsque j’entendais des politiciens suisses critiquer les positions du Front National en France sur la question de l’immigration, je me demandais s’ils étaient conscients que la Suisse connaissait un système reposant en partie exactement sur les propositions faites par M. Le Pen et ses amis. Par méconnaissance, par gêne, ou par mauvaise conscience, personne n’a dit aux Suisses que la Suisse avait et a une politique migratoire très restrictive à l’égard des non européens. En effet, depuis toujours cette politique repose sur le principe du contingentement des permis de travail, de la priorité aux travailleurs indigènes et de la notion de région de recrutement traditionnel. Cette politique a eu comme conséquence que seuls les ressortissants non européens expérimentés et importants pour l’économie ont pu venir travailler en Suisse. Notre pays n’a pas à avoir mauvaise conscience de cette politique restrictive concernant les ressortissants étrangers non européens. En effet, contrairement à nos voisins la Suisse n’a jamais eu de colonies. Elle n’a par conséquent aucune obligation à l’égard, par exemple, d’Etats d’Afrique du Nord puisqu’elle ne les a jamais colonisés et n’est jamais allée se servir chez eux. L’UDC, de manière assez intelligente d’ailleurs, a toujours surfé sur la question des travailleurs issus d’Etats tiers en se concentrant sur la question de l’asile.

En conclusion, pour endiguer la montée des courants nationalistes, il est important d’expliquer au peuple suisse sans crainte et sans mauvaise conscience le côté très restrictif de notre politique migratoire à l’égard des non européens. Evidemment, il aurait mieux valu le faire avant le 9 février passé, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire… Il paraît que la schizophrénie est une maladie qui se soigne.


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