Kenel de Requin
EAI : l’erreur de l’UE à l’égard de la Suisse
Philippe Kenel
Le 19 juin 2013, le Conseil national a rejeté une motion proposée par le groupe socialiste tendant à ce que le Conseil fédéral engage des négociations avec l’UE en vue de la conclusion d’un accord sur une ouverture réciproque des marchés des prestations de services et la mise en place d’un échange automatique d’informations (EAI). Personnellement, je le regrette car je défends cette stratégie depuis de nombreuses années. Cependant, la date de ce vote ne pouvait pas plus mal tomber dans la mesure où il a eu lieu deux jours après la visite du commissaire à la Fiscalité, Algirdas Semeta, à Berne, au cours de laquelle il a fait part à la Conseillère fédérale Evelyne Widmer Schlumpf de la position de l’UE qui correspond, à mon sens, à une grave erreur stratégique de la part de l’UE. Pour comprendre cette erreur, il y a lieu d’avoir à l’esprit la situation européenne et suisse que l’on peut résumer de la manière suivante.
A la fin des années 90, les Etats membres de l’UE ont commencé à négocier une directive prévoyant la taxation de l’épargne transfrontalière. L’objectif de la Commission européenne était d’instaurer pour tous les Etats membres de l’UE l’EAI. Un certain nombre d’Etats, dont l’Autriche et le Grand-Duché de Luxembourg, ont conditionné leur accord à ce qu’un certain nombre d’Etats tiers, dont la Suisse, passent également à l’EAI. La position de la Suisse a été de refuser catégoriquement ce système, mais en revanche, d’accepter de conclure un accord prévoyant un système de retenue à la source. Dans ces conditions, l’Autriche, la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg ont également refusé de passer à l’EAI avec les autres Etats membres de l’UE, mais ont accepté le système de la retenue à la source. Le fruit de ces négociations a été l’adoption par le Conseil le 3 juin 2003 de la Directive sur la fiscalité de l’épargne instaurant l’EAI entre tous les Etats membres de l’UE à l’exception de l’Autriche, de la Belgique et du Grand-Duché de Luxembourg à qui s’appliquent, à titre transitoire, celui de la retenue à la source. Il y a lieu de noter que la Belgique a passé à l’EAI à partir du 1er janvier 2010. Par ailleurs, la Suisse et l’UE ont signé le 26 accord 2004 l’Accord sur la fiscalité de l’épargne entré en vigueur le 1er juillet 2005. Il est fondamental de souligner qu’aussi bien la directive que l’accord conclus avec la Suisse ont un champ d’application très limité dans la mesure où ils ne concernent pas les personnes morales et qu’ils ne visent que les intérêts.
Peu après l’entrée en vigueur de la directive, la Commission européenne s’est fixée comme objectif d’élargir le champ d’application de la directive et de l’accord avec la Suisse aux personnes morales et à d’autres sources de revenus que les intérêts. De même, elle a toujours souhaité que l’Autriche et le Grand-Duché de Luxembourg passent à l’EAI. A ce jour, suite aux récents développements, le Grand-Duché de Luxembourg, et semble-t-il l’Autriche, acceptent de passer à l’EAI au 1er janvier 2015 dans le cadre de la Directive sur la fiscalité sur l’épargne telle qu’elle existe actuellement. En revanche, ces deux Etats soumettent leur accord à l’élargissement du champ d’application de la directive à la condition qu’un certain nombre d’Etats tiers, dont la Suisse, soient soumis au même régime.
En d’autres termes, pour être en mesure de faire accepter par les Etats membres l’élargissement du champ d’application de la Directive sur la fiscalité de l’épargne, la Commission a besoin d’un accord avec la Suisse en vertu duquel notre pays accepterait, d’une part, d’élargir le champ d’application de l’accord conclu en 2004 aux personnes morales et à d’autres types de revenus et, d’autre part, que, dans ce cadre, nous n’appliquions plus le système de l’impôt à la source, mais celui de l’EAI.
En résumé, l’UE est demanderesse à l’égard de la Suisse dans la mesure où elle a besoin d’un accord avec elle pour pouvoir élargir le champ d’application de la directive. La Suisse, quant à elle, a intérêt à négocier avec l’UE le passage à l’EAI si, en contrepartie, elle obtient la libre circulation des services financiers, voire une régularisation du passé. En revanche, elle n’a aucun intérêt à passer à l’EAI avec l’UE si elle ne reçoit rien en contrepartie. En n’offrant rien à la Suisse, l’UE commet une erreur grave en laissant passer un moment historique où un accord pourrait être trouvé. En effet, si la Suisse ne reçoit rien de la part de l’UE, elle pourrait être tentée, à raison peut-être, de ne prendre aucun engagement avec l’UE et d’attendre que l’EAI se développe au niveau de l’OCDE. Il est fondamental que les européens le comprennent.
S’il est vrai que la Suisse a eu tort de trop attendre pour négocier avec l’UE, celle-ci est également dans l’erreur si elle pense que la Suisse a un quelconque intérêt à céder sur l’EAI sans contrepartie. Il est important que les partisans de la motion socialiste se mobilisent pour faire comprendre cette problématique à l’UE.
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