Philippe Kenel
Elie Barnavi : réflexions sur l’Europe
Comme cela résulte de mon blog précédent, Elie Barnavi se qualifie lui-même de « passionnément européen ». A ce titre, il sied de mentionner qu’il est le fondateur du « Musée de l’Europe » dont les premiers coprésidents furent Antoinette Spaak et Karel Van Miert.
Le lecteur trouvera ci-dessous un certain nombre de réflexions faites dans ses mémoires, « Confessions d’un bon à rien » (Grasset) à propos de l’Europe.
« L’Europe est loin d’être faite, ni son sort assuré. Il importe de donner à l’Europe une âme, c’est-à-dire une identité. C’est là qu’intervient le Musée de l’Europe. Son objectif, défini d’emblée, est aussi simple qu’ambitieux : montrer aux Européens qu’ils appartiennent à une civilisation commune, laquelle leur a fabriqué un destin commun. » (p.302)
« La question de l’identité est au cœur de la construction européenne, même si les Européens ne s’en rendent pas toujours compte. » (p.311)
« Je pense pour ma part que l’Europe a besoin de frontières politiques, précises, délimitées une fois pour toutes, et que la logique de la construction européenne entamée voici près de trois quarts de siècle devrait y conduire. Je pense aussi que, dans le monde tel qu’il se dessine, l’avenir appartient plus que jamais aux poids lourds, et que seule une véritable « Europe-puissance », ce qui implique l’exercice de la puissance publique sur un territoire donné, serait en mesure de devenir un acteur significatif sur la scène internationale. Je pense aussi que le monde a besoin d’une telle Europe, à la fois modèle d’une organisation inédite et puissance capable de peser sur son destin. Je pense enfin que l’issue de cette querelle n’est pas affaire de vérité objective, mais d’idéologie – c’est-à-dire d’une vision du monde et de la capacité politique de la mettre en œuvre. Cette histoire commune que je viens d’esquisser à gros traits, la plupart des Européens l’ignorent. Croyant bien faire, leurs dirigeants leur rebattent les oreilles avec la « diversité », encensée sur tous les tons, alors que c’est d’unité qu’ils devraient leur parler, de ce qui fait d’eux les membres d’un ensemble civilisationnel né d’un passé partagé. La diversité est un fait, que personne ne songe à nier et dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle est belle et bonne – qui, après tout, a envie de vivre dans un monde de clones? Mais c’est d’unité que les Européens ont besoin, c’est l’unité qui est la condition d’une construction politique cohérente. C’est cette unité que nous allions mettre en scène dans notre musée. » (p.312)
« Comme en feront l’expérience à leurs dépens les adversaires du Brexit une décennie plus tard, la question européenne allume des passions qui divisent l’opinion en deux camps inégaux d’emblée. L’un, le camp du non, part à la bataille avec un avantage tactique considérable : il lui suffit de dire non. Il aura pour lui l’indignation facile des laissés-pour-compte, réels ou imaginés, du « système ». Il sait ce dont il ne veut pas, même s’il est incapable d’offrir un programme cohérent de ce qu’il veut et ment effrontément sur les conséquences de sa politique. L’autre, le camp du oui, est réduit à une position forcément défensive. Il sait que ce qu’il propose n’est pas parfait, et il est condamné à la nuance, à l’à-peu-près, au oui mais. Pour avoir une chance de gagner, il lui faudrait offrir du rêve, là où le quotidien nécessairement terne du compromis et de la progression en crabe lui interdit tout triomphalisme. Dans l’affrontement entre la raison et la passion, a joliment dit le poète irlandais William Butler Yeats, The best lack all conviction, while the worst are full of passionate intensity (« les meilleurs manquent de toute conviction, les pires brûlent d’intense passion »). » (p.447)